Tunisie. Le torchon brûle entre Néjib Chebbi et Rached Ghannouchi
Mercredi, 20 Avril 2011 08:03
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Néjib Chebbi, le leader du Parti démocratique progressiste (Pdp, centre-gauche), semble vouloir prendre ses distances vis-à-vis du mouvement islamiste Ennahdha. Leur rapprochement, esquissé en 2005, a-t-il vécu? Par Ridha Kéfi
Tout semble l’indiquer, car Me Chebbi multiplie les déclarations traduisant une volonté de rupture du pacte scellé entre les deux mouvements du temps où ils étaient unis dans une même et farouche opposition à Ben Ali.
Dans un entretien au journal turc ‘‘Hürriyet’’, le 14 mars, Me Chebbi a planté la première brandille: «Le parti islamiste en Tunisie [Ennahdha] considère l’Akp, le parti pour la Justice et le Développement, au pouvoir en Turquie, comme un modèle. Mais la Tunisie ne veut pas suivre de modèle, nous voulons construire notre propre démocratie».
Les dangers de l’instrumentalisation des mosquées
Lors du dernier conseil national du Pdp, le 9 avril, à Tunis, le leader du Pdp a planté une seconde brandille: «Nous sommes tous des musulmans. La religion doit rester hors du champ politique», dans une allusion évidente à l’exploitation de la religion dans le débat politique par les partisans d’Ennahdha. Tout en réaffirmant l’adhésion de son parti au projet moderniste national initié par les réformateurs tunisiens depuis Kheireddine Ettounsi jusqu’à Habib Bourguiba, Me Chebbi a mis aussi en garde contre les dangers d’une instrumentalisation des mosquées au service de desseins politiques visant «à exacerber les sentiments religieux» et «à prôner une nouvelle forme de clientélisme politique dans les milieux sociaux». Suivez mon regard!
Le 15 avril, Me Chebbi est revenu à la charge dans une déclaration diffusée par ‘‘Al Quds Press’’, en affirmant que «la Coalition du 18-Octobre est pratiquement finie en 2008. En cette période de transition, Ennahdha cherche à prendre le contrôle de l’Etat, par l’exacerbation du sentiment religieux et l’instrumentalisation des mosquées».
Le lendemain, lors d’une rencontre-débat organisée, au Centre des jeunes dirigeants (Cjd), Me Chebbi en a remis une couche, en insistant sur la nécessité d’élire des courants modérés à l’assemblée nationale constituante, afin de faire face à certaines parties extrémistes qui risquent de conduire le pays vers l’inconnu. Même si le fondateur et membre du bureau politique du Pdp n’a pas nommé lesdites «parties extrémistes», il n’est pas difficile d’imaginer le courant qui concentre aujourd’hui toutes ses craintes et ses critiques. Il faut dire que les relations entre Chebbi et les islamistes n’ont jamais été simples, et qu’elles ont toujours évolué en dents de scie, au gré de la conjoncture générale dans le pays.
Du front anti-islamiste à l’alliance avec Ennahdha
Flash-back. Durant les premières années du règne de Ben Ali, Néjib Chebbi était un fervent partisan de l’éradication du mouvement islamiste Ennahdha. Son mouvement s’était d’ailleurs allié, avec d’autres, libéraux et de gauche, au Rcd, le parti au pouvoir, pour former une sorte de front anti-islamiste. C’était l’époque où Me Chebbi espérait encore que Ben Ali, une fois les islamistes mis au pas, accepterait d’ouvrir le champ politique aux autres mouvements. Mais l’ancien «raïs», qui était plus soucieux de consolider son pouvoir personnel que de construire une démocratie sans les «ennemis de la démocratie», comme on qualifiait alors les islamistes, n’a pas tardé à se retourner contre ses alliés du moment. Et c’est ainsi que Me Chebbi et le Pdp, et les autres personnalités et courants de la gauche, ont commencé à subir, à leur tour, les affres de la répression du nouveau dictateur. Et c’est finalement ce dernier qui, en braquant tous les courants politiques contre son régime despotique, a facilité le rapprochement contre-nature entre Me Chebbi et Rached Ghannouchi, le leader des islamistes d’Ennahdha, en exil à Londres depuis 1990.
L’alliance s’est nouée à l’occasion de la grève de la faim observée, en octobre et novembre 2005, par huit personnalités politiques, à l’occasion de la tenue à Tunis du second volet du Sommet mondial de la société de l’information (Smsi), pour protester contre l’absence de libertés politiques et d’expression.
Cette grève de la faim, qui a eu un large écho à l’étranger, a donné naissance au Mouvement du 18-Octobre pour les droits et les libertés, une plateforme démocratique, où cohabitaient des militants de gauche, d’extrême gauche et des islamistes d’Ennahdha. Parmi les grévistes de la faim se trouvaient Me Chebbi et Me Samir Dilou, président de l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (Aispp), et membre d’Ennahdha.
Peu de temps après, Me Chebbi et Ghannouchi se sont rencontrés à la Mecque, pendant le rite du pèlerinage. Les deux hommes ont esquissé un rapprochement spectaculaire. Ce rapprochement, prélude à une alliance contre le régime de Ben Ali, n’a pas manqué de susciter des remous au sein de la famille de la gauche. Ses partisans ont soutenu qu’Ennahdha doit pouvoir jouir du droit à l’existence et à l’expression libre dans la légalité démocratique, au même titre que les autres composantes de l’opposition. Ils ont souligné aussi que l’unité d’action avec les islamistes est non seulement souhaitable mais nécessaire. Car, l’éparpillement de l’opposition n’a profité jusque là qu’au régime de Ben Ali et n’a servi qu’au maintien du statu quo. De même, pensaient-ils alors, la gauche ne pouvait pas compter sur ses propres forces pour provoquer, dans un temps prévisible, une libéralisation qui se faisait attendre depuis des décennies. Et que, par conséquent, elle avait besoin de l’apport des islamistes, les seuls capables de mobiliser le plus grand nombre de gens.
«L’intégration des intégristes»
Les partisans du rapprochement avec les islamistes ont avancé un autre argument: toutes les forces politiques seront appelées, un jour, à cohabiter avec les islamistes, estimaient-ils. Il conviendrait donc de s’accorder dès maintenant sur les «règles fondamentales de cette cohabitation», dans le cadre d’un «pacte» délimitant les fondements intangibles de la société démocratique (égalité des sexes, liberté de conscience, bannissement des châtiments corporels, rapport de l’islam avec l’Etat, protection des minorités, etc.)
Le plus fervent partisan de cette démarche fut, on s’en doute, Me Chebbi, qui a justifié sa position dans un entretien que je lui ai fait pour le compte de la revue espagnole ‘‘Afkar/Idées’’ (N° 15, Hiver 2007-2008): «En Tunisie, l’expérience démocratique, démarrée vers la fin des années quatre-vingts, aurait pu faire de notre pays un modèle sur les plans aussi bien économique que politique. Mais elle a tourné court à cause, notamment, de la politique d’éradication, qui a fait avorter cette expérience sans arriver à son but de venir à bout de l’islam politique.» Et Chebbi d’ajouter: «S’il y a, vis-à-vis des islamistes, une politique commune à l’ensemble de la région, elle devrait être celle du Maroc, qui cherche à intégrer ce phénomène et non à l’exclure. Car la démocratie est inclusive et non exclusive.»
Le leader du Pdp avait alors appelé à «l’intégration des intégristes», jugeant que ceci était d’autant plus possible que «l’islamisme a beaucoup évolué et qu’il intègre désormais la culture démocratique.» «On ne peut parler d’Ennahdha comme on parlerait des talibans ou des salafistes jihadistes. Ce sont deux phénomènes totalement différents», soulignait Me Chebbi, en se faisant l’avocat des islamistes.
L’inévitable clash
La révolution du 14 janvier 2011, qui a chassé le dictateur, a remis les partis de l’opposition sur les devants de la scène, y compris, bien sûr, le Pdp et Ennahdha, devenus après-coup des adversaires dans un champ politique à la fois ouvert et éclaté. L’entrée de Me Chebbi dans le premier gouvernement post-Ben Ali, où il se vit attribuer le portefeuille du Développement régional, a constitué la première fêlure dans la coalition Pdp-Ennahdha. Les islamistes ont en effet critiqué le premier gouvernement Mohamed Ghannouchi et contribué largement à sa chute.
Le retour d’exil de Rached Ghannouchi et la montée en puissance du mouvement islamiste n’ont pas tardé à susciter les craintes des mouvements progressistes et laïques, y compris le Pdp. La coalition Chebbi-Ghannouchi ne pouvait donc qu’éclater. Et c’est, tout naturellement, Me Chebbi qui a jeté la première pierre. Ses ambitions politiques, dopées par la révolution, ne pouvaient s’accommoder plus longtemps de l’existence d’une force politique aussi influente et qui a désormais son propre agenda. Le clash était donc inévitable. La suite on la connaît…
Les militants d’Ennahdha, pour leur part, se sont gardés jusque là de rendre à Me Chebbi la monnaie de sa pièce. Ils ont visiblement d’autres chats à fouetter et n’ont aucun intérêt à ouvrir plusieurs fronts à la fois. «Nous ne sommes pas en désaccord avec le parti de Chebbi, a déclaré Abdellatif Mekki, l’un des dirigeants du mouvement, cité par ‘‘Al Quds Press’’.» Il a ajouté: «La pensée et l’esprit de la Coalition du 18-Octobre sont encore d’actualité, même si celle-ci a vécu en tant qu’outil d’action.»
Par ce constat, M. Mekki semble convenir lui aussi que la rupture entre Ennahdha et le Pdp est consommée… de fait. Les deux alliés d’hier sont aujourd’hui des adversaires politiques dans un nouveau champ politique aux contours encore imprécis et où de nouvelles alliances vont devoir voir le jour en prévision de l’élection de l’assemblée constituante du 24 juillet.
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