Les finances des partis politiques : pour un audit immédiat généralisé
Par Sadok BELAID
C’est là, une question dont on ne parle que rarement et seulement à mots couverts. Et pourtant, elle est essentielle pour le fonctionnement de la démocratie, en général, et pour les prochaines élections constituantes, plus particulièrement. On a dit que «l’argent est le nerf de la guerre» : on pourrait étendre ce principe à la vie politique, en général, et aux activités des partis politiques, plus particulièrement. C’est précisément en raison de cette importance vitale de l’argent, qu’il est primordial et urgent d’en réglementer l’usage d’une manière stricte et égale pour toutes les parties intéressées, et d’en sanctionner les éventuelles utilisations répréhensibles. Pour cela, il n’est nullement indispensable ni indiqué d’attendre que la Haute Instance… réussisse à mener à bien ses travaux sur la question : comme pour le reste, cette législation risque fort d’arriver hélas ! trop tard et, surtout, elle ne peut avoir d’effet pour le passé, question de la plus haute importance ici, comme on le montrera tout à l’heure.
La réglementation de la matière est dominée par des principes très généralement admis, dont la formulation est relativement récente (1988/2003) et qui, plus particulièrement pour ce qui est du cas de la Tunisie, ont été adoptés par la loi organique n° 88-32 du 3 mai 1988 (la loi française correspondante date du 11 mars 1988) et par la loi n° 97-84 du 21 juillet 1997 (très proche de la loi française du 19 janvier 1995). Ces lois tunisiennes sont toujours en vigueur et étant donné la date de leur adoption, elles couvriront nombre de situations créées depuis cette date. N’oublions pas que cette législation a trouvé application dans le cas de la dissolution de l’ancien parti au pouvoir et aussi, dans le cas du gel des comptes de cinq partis politiques récemment décidé par les tribunaux. Dans ces conditions, nous ne comprenons pas du tout les atermoiements ou même l’abstention de l’administration et des tribunaux dans la généralisation de son application aux autres partis politiques, anciens ou nouveaux.
Les principes applicables en la matière se ramènent aux exigences : i- de transparence, ii- de spécialité et, iii- de moralité, dans toute relation des partis politiques à l’argent : d’où vient cet argent ? – Pour quel objectif doit-il être exclusivement utilisé? – Quel impératif moral doit régir toutes les utilisations de cet argent ? – Sur ces trois niveaux, les législations comparées (et, la loi tunisienne) prévoient des peines pénales sévères pour les éventuelles malversations commises au cours des activités des partis politiques, en tant que tels, ou même, par leurs dirigeants.
- Le «principe de transparence» institue l’obligation de déclaration de toute recette enregistrée, la tenue d’un compte-courant bancaire au nom du parti et d’une comptabilité patentée et certifiée, la présentation de comptes annuels, la justification de toute recette inscrite, ainsi qu’un certain nombre d’interdictions de financements, toutes fondées sur le principe (moral) de garantie de l’indépendance du parti récipiendaire (non aux subventions par les sociétés, non à l’argent étranger et à l’argent des étrangers).
- Le «principe de spécialité» impose aux partis politiques de ne recevoir et de ne dépenser de l’argent que pour les besoins de leurs activités légalement définies, et dans la limite de ces dernières. Or, ces activités sont définies par la loi : en Tunisie, la loi du 3 mai 1988 dispose que les partis politiques «s’activent en vue de contribuer à l’encadrement des citoyens… et en vue d’intervenir dans les élections…», et rien d’autre. Toute subvention de quelque nature qu’elle soit, qui ne répond pas en recette et en dépense à ces deux objectifs, est interdite et sanctionnée pénalement par la loi.
- Le «principe de moralité», enfin, comme tout principe éthique, est d’application générale car, il implique un examen introspectif des intentions des dirigeants des partis politiques, dans leurs activités et dans les conséquences qui peuvent en découler. Ce principe interdit tout comportement étranger à la raison d’être du parti politique et à l’objectif pour lequel il a été légalement fondé. Faire appel aux dons et aux subventions ou les recevoir pour en faire directement ou indirectement, un usage autre que politique est contraire au «principe de moralité», au même titre que l’usage ostentatoire de cet argent, ou encore l’usage déloyal envers les partis concurrents. De même, exploiter la crédulité des gens pour les amener à prodiguer des dons supposés être destinés au financement des «œuvres de bienfaisance» du parti ou encore, utiliser le cadre des activités «politiques» du parti pour couvrir des libéralités sciemment étudiées et octroyées aux citoyens «bien-pensants» et «bien-votants», sont des gestes condamnés par la morale, tout aussi bien que par la loi.
Les lois de 1988 et de 1997, en vigueur et effectivement appliquées déjà, doivent aujourd’hui, et en toute urgence, recevoir une application égale et juste et, tous les partis politiques, quels qu’ils soient, anciens ou nouveaux, grands petits, doivent être soumis à des audits systématiques et à des contrôles financiers stricts qui doivent répondre à la double interrogation suivante : «Quelle est la provenance, depuis votre création et au dinar près, de vos ressources ?» - «Quel usage précis et au dinar près, avez-vous fait de cet argent ?».
Pour que cela soit opérationnel, il est suggéré ici qu’un décret présidentiel soit immédiatement promulgué en vue de bloquer les comptes de tous les partis politiques – et, de leurs filiales – et de leurs dirigeants jusqu’à la vérification de chacune de ces comptabilités par des agences patentées d’audit financier. L’administration et les tribunaux doivent prendre les mesures nécessaires et urgentes pour gérer cette situation selon les normes juridiques et morales qui sont actuellement prévues par la loi tunisienne. Une nouvelle fois, nous considérons que le fait d’attendre que la prétendue «Haute Instance…» produise ses projets relatifs à la matière, équivaudrait à faire une application malencontreuse du proverbe tunisien qui dit : «Les pompiers ne sont arrivés qu’après que le feu ait brûlé la récolte !...».
Faut-il rappeler, pour être clair à ce sujet, que ces audits ne doivent pas seulement atteindre les finances des partis politiques, en tant que tels, mais aussi, et en application de principes effectivement appliqués par de nombreux pays étrangers à la suite de scandales retentissants, les patrimoines des dirigeants de ces partis, souvent utilisés comme refuge pour les ressources particulièrement illicites, sans parler des cas de détournement et de corruption au détriment des partis qu’ils dirigent…
Notre pays va s’engager dans les prochains mois dans une opération électorale cruciale pour son avenir politique. Nombre de mesures ont été déjà prises en vue d’assurer à ces élections toute la transparence exigée par les normes de la démocratie et, il y a tout lieu de s’en féliciter. Pour autant, il ne faut pas que, par une excessive timidité dans l’application de la loi ou en raison de l’incurie patente d’une Haute Instance…, désormais trop occupée à solutionner ses propres contradictions internes qu’à remplir en temps approprié, la mission qui lui a été confiée depuis plusieurs mois, ces élections soient indûment ternies par les opportunismes de quelques partis par trop entreprenants et par trop arrogants…
Auteur : S.B. (Ancien doyen de la faculté de Droit de Tunis)
Ajouté le : 12-06-2011
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