Par Rejeb Haji
« ...il est peu de réussites faciles et d’échecs définitifs ».(Marcel Proust)
Un regard sur le travail à accomplir. Aucune perspective sur les thèmes d’actualité : comment faire face à la montée du chômage, à l’inflation galopante de l’ordre de 8%, à l’accentuation de la crise financière, à la situation peu enviable de l’université, bref aux réformes exigées par l’état de délabrement dans lequel se trouve l’économie ? Les gouvernants ont oublié ce qui reste à faire, même la fête de l’indépendance est passée, pour eux, sous silence, ni faste, ni décors. Certains, en difficulté, découvrent que le pouvoir est à l’origine des soucis et que les causes du mal sont diffuses et difficiles à diagnostiquer. Il est vrai qu’au lieu d’affiner et de concrétiser le plan économique proposé par les plus grands économistes du monde pour soutenir le pays (voir Le Monde du 17/5/2011), la classe politique s’est occupée du partage du gâteau et à faire surtout de la communication en traitant de faux problèmes. Hier, malgré des dépenses budgétaires considérables, un Tunisien sur deux s’est déplacé aux urnes pour élire la Constituante. Aujourd’hui, même si 20% des étudiants se sont intéressés à leur propre sort, leur vote donne un coup de semonce au paysage politique, avec un signal fort aux ténors des partis politiques. Il n’en demeure pas moins que ce taux faible de participation aux élections des facultés est un signe du renoncement de notre jeunesse à la politique. En effet, l’université, qui devrait être le terreau du foisonnement des idées et le creuset des critiques constructives des politiques menées, est absente des débats. Au moment où les crises se font de plus en plus nombreuses et remettent en cause l’équilibre mondial et où l’effondrement des systèmes économiques est ressenti avec acuité, on revenait, ici et là, à l’université chercher des solutions aux problèmes cruciaux de l’heure. Pourtant, l’université est remise en question partout dans le monde. A fortiori la nôtre qui est devenue l’arène des luttes politiques intestines stériles et où le drapeau symbole de notre unité a été démis de son piédestal par des voyous protégés. Le silence sur ce qui s’est passé dans certaines facultés va-t-il se transformer en silence coupable et complice. S’il nous fallait qualifier l’université, en l’année 2012, nous n’hésiterons pas à dire qu’elle est malade. Il n’est pas de notre intention d’être le médecin idoine, ni de dresser un bilan exhaustif de la situation. Un tel bilan nécessiterait des analyses très fines qui ne peuvent se faire qu’avec une mission d’information composée de compétences pluridisciplinaires reconnues, indépendantes des pouvoirs.
Pourtant tout le monde s’accorde sur le spectre du déclin de notre université, comme celui d’ailleurs de la société. Ils ont été programmés au cours du règne des «novembristes». Durant les dernières décennies, ces derniers ont dévalué la compétence au profit du clientélisme, de la pratique du gain facile et de l’affairisme. Ils ont rejeté dans le domaine des «perdants» les compétences, en opposition avec ceux qui détenaient le pouvoir, les «gagnants», dont on connaît aujourd’hui l’héritage : un pays en souffrance. Ils n’ont pas hésité à s’implanter dans l’université pour la vider de sa substance et de son rôle fondamental d’être au service du pays et de son développement.
Le constat est sans appel. Un coup d’œil sur le recrutement du secondaire peut renseigner sur le niveau des élèves et sur leurs aptitudes au savoir. L’admissibilité au baccalauréat, avec des notes supérieures à vingt, était pourtant un signal de régression parmi d’autres. Il n’a pas été perçu comme tel. Au lieu d’échapper à cette dérive, les discours insensés, voire amnésiques, devenaient pour les responsables d’alors la voie de la sagesse et l’origine de la fierté. Quant au recrutement à l’université, notre pays souffre d’une absence de sélection par la compétence. Au lieu du doctorat et d’une normalisation rigoureuse des équivalences, celles qui résistent aux critiques, on a eu recours à un système d’habilitation permettant de recruter à tout venant, en favorisant les proches. Le recrutement se faisait non sur la compétence mais par référence au degré d’appartenance au palais. Ensuite pour l’accession aux grades supérieurs, les jurys et leurs résultats se font et se défont en fonction de l’allégeance au prince. La promotion est devenue une affaire d’alliances, de familles, de copains et de coquins. Distribuer des « doctorats honoris causa » aux nationaux, comme à un Premier ministre par exemple, devient même une obligation. Nous en étions avec d’autres les victimes de cette démarche scabreuse et nous espérons que les dossiers seront ouverts un jour. Comme l’imagination n’était pas au pouvoir, les solutions adaptées à l’exigence de la notoriété, du savoir et de la connaissance n’ont pas été les priorités du développement économique des dernières décennies.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes
Pour se convaincre de l’état piteux de notre enseignement supérieur, il suffit de jeter un coup d’œil sur sa situation actuelle, telle que décrite dans la brochure « Données de base de l’enseignement supérieur en Tunisie ». Les chiffres qui ont explosé parlent d’eux-mêmes : 13 universités composées de 193 établissements d’enseignement supérieur et de recherche inégalement répartis dans les régions. Le lieu d’inscription des 85.705 nouveaux bacheliers qui remplacent les 86.035 diplômés sortants n’est pas sans signification : près de 50% dans la capitale et ses environs, alors que Jendouba et Gafsa ne recueillent que près de 9%. Un système LMD (licence, mastère, doctorat) introduit sans études d’impact et sans programmes concoctés à l’avance. A ce système, 164 établissements se sont affiliés, 920 filières dont plusieurs donnent les apparences de la compétence, 695 licences et 225 mastères. Les instituts supérieurs des études technologiques (Iset), les filières techniques, à peine 10% de l’ensemble des étudiants, alors qu’elles devraient attirer le plus grand nombre. Quant aux inscrits pour l’année universitaire 2011-2012, ils sont au nombre de 346.876 étudiants dont 61,2% de jeunes filles. Ces dernières représentent un rempart contre le retour programmé aux idéologies rétrogrades. Une étude plus approfondie démontre une totale incohérence aux besoins effectifs de l’économie. En effet, hors de toute classification de prestige dans des classements mondiaux reconnus, notre université est une usine à fabriquer des sans-emploi. A cela, on peut dégager des raisons sur lesquelles existe un large accord. En premier lieu, tout le monde réalise l’ampleur des problèmes: la médiocrité de l’enseignement, renouvellement quasi inexistant, le niveau bas des étudiants, la capacité déficiente du raisonnement et la mauvaise maîtrise des langues. Il est vrai que l’enseignant tunisien est jeune et qu’une fois injecté dans le circuit, il y restera. Mais si sa formation n’est pas solide au départ, elle se transmettra et se traduira, de plus en plus mal, à ses étudiants.
En réalité, par-delà ce quantitatif gonflant, les résultats sont décevants sur le plan qualitatif. Quels destins attendent ces jeunes diplômés ? Ceux qui terminent leurs études et obtiennent leur diplôme ou encore « les défaillants du système» ne sont pas sûrs de trouver un emploi correspondant à leur qualification et à leur profil. Ils se heurtent à l’exiguïté du marché du travail et à ses spécificités. A nous de juger de l’impasse : un nombre de 800.0000 chômeurs diplômés déclarés; une répartition des diplômes dans des filières sans issues; une moitié des statutaires, contractuels en attente de régularisation ; un taux faible d’encadrement de 14%, y compris le nombre de professeurs émérites dont il faut revoir les critères de maintien; des cycles où les ingénieurs avoisinent un taux médiocre de 8%... Le malaise existe. Il est accentué par le déséquilibre travail-loisirs.
Pour autant, il ne faut pas baisser les bras
Quand il y a ces clignotants, il n’y a pas lieu de se réjouir. Notre retard dans le développement va se creuser de plus en plus. Pour autant, il ne faut pas baisser les bras, il faut une analyse de la situation actuelle de l’enseignement supérieur. Elle devrait avoir une priorité absolue de notre réflexion collective. S’il est vrai qu’il n’existe pas de solution miracle, de modèle sur mesure mais des remèdes peuvent être administrés. Partons de l’idée fondamentale que l’université est un corps vivant qui évolue avec son temps. Dans un environnement révolutionnaire nouveau, elle sera soumise à un perpétuel changement, celui des nouveaux maîtres et de nouveaux venus voulus par de prochaines élections libres et démocratiques. Elle doit s’identifier à celui-ci et le refléter. Avec une meilleure connaissance de cet environnement et de ses besoins, on peut espérer la réorganisation de l’université sur la base de grands ensembles, des pôles technologiques (sciences techniques, enseignement et recherches, gestion, informatique et innovations...) implantés dans des régions économiques complémentaires et harmonieuses.
Au siècle actuel, l’information, la technologie et le savoir seront les facteurs clés de la production et de la création des richesses. Par voie de conséquence, il faut assujettir la connaissance au service de l’économie. Pour cela, l’université, en s’affranchissant des coalitions d’intérêts des forces politiques et économiques, doit afficher sa neutralité et son autonomie réelle. C’était le signal attendu mais les gouvernants, à ce jour, sont restés muets à ce sujet, malgré le climat de stress engendré par le ralentissement économique. La profonde somnolence dans le domaine de la recherche scientifique est en continu. Elle est caractérisée par le nombre des doctorants qui atteint à peine les 2% de l’ensemble des inscrits avec seulement 1% de diplômés en 2010. Sans doute que la crise de notre université est à l’image de notre société. Tous les symptômes déchantent, sèment le trouble et assurent l’immobilisme. Malgré les problèmes évoqués ci-dessus, notre pays a continué à produire des cadres de haut niveau. Sortant des grandes écoles françaises, travaillant dans des sociétés de renom ou encore enseignants dans les grandes universités françaises ou américaines, ils sont éparpillés partout dans le monde. Notre pays ne doit pas rater le coche de nouveau. Il faut les impliquer dans le projet d’avenir : une coopération fructueuse entre l’université et l’entreprise. Comment le pays peut-il s’en sortir à long terme ? Il faut créer pour cela un cadre pour l’expression des vitalités et des connaissances. Le lancement d’un Conseil supérieur de recherches et d’innovation où siègeront côte à côte des compétences reconnues chargées de repérer les stratégies dans le domaine de la formation des cadres de haut niveau, du contrôle rigoureux de leur évolution et de leur intégration dans le circuit économique. On mettra ainsi fin à la fuite des cerveaux.
Les règles du jeu biaisées d’antan même dans notre université vont-elles continuer à transformer l’enthousiasme en défis et la vie en obstacles ? Des fissurations de la société sont annonciatrices de plus de peur et d’incertitude. Jeter le discrédit sur des hommes et des politiques dont l’Etat moderne est le fruit dépasse l’entendement, frôle l’indécence et choque les esprits. D’ailleurs, leurs auteurs sont les tenants d’une idéologie rétrograde dont les chefs ont été les grands absents de la révolution. Qu’ils règlent, en premier lieu, leurs comptes avec l’histoire. La génération à laquelle j’appartiens, celle des plus de cinquante ans, aux idéologies multiples, a été au niveau de sa responsabilité et a revendiqué ses choix sans reniement. Elle a contribué à lancer le pays sur la voie de la modernité et à jeter les bases nécessaires à des choix démocratiques sereins fondés sur la justice et la solidarité. Que la génération actuelle fasse autant en phase avec la révolution du numérique, pour mériter la confiance et le respect et pour que « notre pays, par sa petite taille, demeure le leader de la révolution arabe »!
Auteur : R.H
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