Constitution tunisienne : "Sorienter vers un modèle portugais"
Pour le constitutionnaliste Paul Alliès, qui a été associé aux travaux de révision de la Constitution tunisienne, cest un modèle parlementaire avec une élection du président au suffrage universel direct qui convient au pays.
Quand sera rédigée la nouvelle Constitution du pays ?
La Constitution de 1959 est suspendue et une assemblée constituante chargée den rédiger une nouvelle sera élue le 24 juillet. Le parti démocrate progressif (PDP) voulait une élection rapide, par peur du vide laissé par le pouvoir, mais le président par intérim Fouad Mebazaa a décidé de rester au pouvoir pour assurer la continuité de lEtat. En attendant le 24 juillet, un code électoral est mis en place pour servir de base légale, de guide à cette élection. Jai pu le consulter, il est très bien fait, avec des échelles de sanctions pénales en cas de fraude, notamment. Il préconise un scrutin uninominal, ce qui permettra lémergence, à un échelon local, dindividus représentant les partis. Il y a une réelle émulation, les débats des trois prochains mois vont se pencher sur des questions liées au régime, mais aussi sur des considérations économiques et sociales.
Le pays a donc retrouvé sa stabilité ?
La Tunisie est encore paralysée par les grèves. Le syndicat UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), qui ne sest pas purgé lui-même, pousse le peuple à des revendications salariales, dans une surenchère pour faire oublier son passé. Il est en tout cas remarquable dobserver que les révolutionnaires respectent le droit et ont mis en place des juridictions. Sur les 10 millions dhabitants, il ny a pas eu dépuration des 2,5 millions de benalistes.
Quelle était la raison de votre voyage en Tunisie ?
Depuis la chute de Ben Ali, une commission est chargée de faire des propositions de réforme. Elle a été contestée, car elle sest formée dans la précipitation, mais son président, Yadh Ben Achour, est un homme exceptionnel, un remarquable philosophe et juriste. Jai donc été invité par des universitaires pour venir travailler avec les responsables des sous-commissions quils ont créées. Nous avons débattu dans des réunions et je les ai conseillés sur la mise en place dun système qui garantit le meilleur équilibre possible des pouvoirs.
En France, vous êtes président de la Convention pour la 6° République (C6R), groupe de réflexion qui milite contre lhyper présidentialisation du pouvoir en France. Quavez-vous conseillé aux Tunisiens ?
La Constitution tunisienne de 1959 a été copiée sur la Constitution française de 1958. Or, depuis 50 ans, on assiste en France à une augmentation des pouvoirs de lexécutif. Les Tunisiens ne veulent pas utiliser un système qui a engendré les excès contre lesquels ils se sont soulevés. Jai donc pointé les erreurs françaises commises avec le présidentialisme. Sur ce sujet, il va falloir être attentif à leurs changements, car ils peuvent nous apprendre énormément de choses. En France, on en est réduit à placer les sondages au premier plan. On suit les hommes politiques comme dans une course hippique ! La Tunisie a balayé cela.
Quel modèle de régime conviendrait le mieux aux Tunisiens, selon vous ?
Il faut plutôt les orienter vers lexemple du Portugal ou de la Pologne. En sortant dun régime dictatorial, ces Etats ont recopié le système français, mais ont très vite neutralisé la fonction présidentielle incarnée par le Général Eanes ou Lech Walesa. Ils ont donné le pouvoir au premier ministre, donc à la majorité de lAssemblée. En Tunisie, un tel système garantirait léquilibre des pouvoirs, tout en conservant une élection du président au suffrage universel direct. Le poste présidentiel serait donc conçu à minima, un simple contre-pouvoir face au premier ministre.
Vous êtes aussi responsable dun Master II de journalisme à lUniversité de Montpellier. Quel est votre regard sur la presse tunisienne à lheure actuelle ?
Cest un peu le même scénario quen France, en 1944. Au sortir de la libération, il y a les jeunes journalistes résistants, les plus actifs, et ceux avec de lexpérience, mais qui nont pas franchement beaucoup résisté. Il y a un manque de professionnalisme criant dans les médias tunisiens aujourdhui : dans une émission sur une télé indépendante, un jeune a appelé à pendre le premier ministre. Et la jeune journaliste qui animait les débats na pas su tempérer ces propos ! Dans la presse tunisienne aujourdhui, 2/3 du rédactionnel sont des pages entières de communiqués de partis, de courriers de lecteurs, de chroniques. Il ny a pas assez de reportages, denquête, dinvestigation. Mais la presse doit conserver sa place : il y a une grande différence entre web et journalisme, entre flux et tri de linformation. On a donc besoin de professionnels de linfo.
Après tant dannées de dictature et de silence, est-il possible de structurer lopinion publique tunisienne ?
Cest un pari compliqué, mais vu la politisation et la culture de la société tunisienne, on peut être optimiste. Cet Etat a aboli lesclavage en 1846 et a été le premier régime arabe à adopter une constitution écrite, dès 1861. A ce sujet, la France a des tas de choses à dire. On pourrait leur faire part de notre expérience en matière de collectivité locale, faire des formations accélérées pour les journalistes. Au lieu de ça, on envoie le ministre du tourisme, qui leur propose une campagne publicitaire gratuite dans le métro pour faire la promotion dun tourisme de bronze-cul ! Cest une honte pour la France.
La laïcité est-elle une aspiration majoritaire en Tunisie, ou un simple courant dopinion ?
La France nest pas une exception. La société tunisienne est, elle aussi, laïcisée. Et celui qui imposera à la jeunesse un retour à lordre dans la religion aura bien du courage. Même Ennahda (courant islamiste autorisé à former un parti par le Gouvernement, NDLR) cite aujourdhui plus volontiers lAKP turc que la Charia. Lenjeu est que lon passe dune religion dEtat à un système de sécularisation, mais pas au point de laisser les mosquées et lenseignement religieux aux mains de formations que personne ne pourra contrôler.
Interview de Paul Alliès, constitutionnaliste à lUniversité Montpellier I, par Antoine Jaunin
Paul Alliès est constitutionnaliste à lUniversité Montpellier I et président de la Convention pour la 6e République (C6R), groupe de réflexion politique qui préconise labandon dune hyper présidence "à la française" et un plus juste équilibre des pouvoirs. Du 25 février au 6 mars, il sest rendu en Tunisie pour participer aux travaux de révision de la Constitution du pays, à linvitation duniversitaires.
Source : « Le Nouvel Observateur » Le 24-03-2011
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