Le débat sur le projet du Code électoral bat actuellement son plein. Tout le monde convient en effet de l’importance «stratégique» de ce texte pour l’avenir politique du pays et, partant, pour son avenir tout court.
Une ébauche de débat pluriel est également engagé à propos de «la nature du régime» à choisir pour la Tunisie. Présidentiel, parlementaire ou semi-parlementaire : les modèles ne manquent certes pas dans le monde mais la recette «made in Tunisia» est loin d’être trouvée.
Pour en savoir plus sur les enjeux liés à ces questions prioritaires et non moins sensibles, La Presse, qui accompagne le débat civique et citoyen en la Tunisie de l’après-révolution, a approché M. Elyès Jouini. Interview d’une personnalité qui, de toute évidence, n’a pas que la bosse des mathématiques. De l’esprit et de la suite dans les idées. Eclairages.
Le débat sur le projet du Code électoral bat actuellement son plein. Tout le monde convient en effet de l’importance «stratégique» de ce texte pour l’avenir politique du pays et, partant, pour son avenir tout court.
Une ébauche de débat pluriel est également engagé à propos de «la nature du régime» à choisir pour la Tunisie. Présidentiel, parlementaire ou semi-parlementaire : les modèles ne manquent certes pas dans le monde mais la recette «made in Tunisia» est loin d’être trouvée.
Pour en savoir plus sur les enjeux liés à ces questions prioritaires et non moins sensibles, La Presse, qui accompagne le débat civique et citoyen en la Tunisie de l’après-révolution, a approché M. Elyès Jouini. Interview d’une personnalité qui, de toute évidence, n’a pas que la bosse des mathématiques. De l’esprit et de la suite dans les idées. Eclairages.
La Constitution a été suspendue, le Conseil des ministres a examiné les textes relatifs à la dissolution du Parlement et du Conseil constitutionnel, le vote pour une Constituante a été annoncé pour le 24 juillet, quelles réflexions vous inspire cette dynamique politique ?
La Constituante a l’avantage de refléter la nation dans sa diversité. L’émergence de très nombreux partis est l’expression saine de la volonté d’agir et de s’engager pour son pays, de la part de citoyens qui ont été bâillonnés pendant des décennies. Cependant, parce que l’élection d’une Constituante ressemble par de nombreux aspects à celle d’une Assemblée législative, elle va donner lieu à un très grand nombre de candidats, probablement des dizaines par siège à pourvoir. S’ajoute à cela l’absence de partis au réseau structuré et au discours qui soit à la fois affirmé à l’échelle nationale et ancré dans la durée. En effet, la plupart des partis n’ont pas de racines anciennes et suffisamment bien implantées dans les différentes régions du pays. Lorsque les partis ne sont pas en mesure de relayer les discours de par leurs réseaux, ce sont alors les médias qui se retrouvent à jouer un rôle central en la matière. Cependant la multitude de candidats — comme on l’a dit, probablement plusieurs dizaines par circonscription — rendra cette tâche quasiment impossible. Il sera impossible de donner la parole à tous sur des durées significatives afin de permettre aux électeurs de décortiquer et de comparer leurs projets. Il sera illusoire de ne donner la parole qu’à leurs chefs de file car les affiliations constituées, pour beaucoup dans l’urgence, ne seront souvent que des affiliations de circonstance. De ce fait, la campagne électorale sera, si l’on n’y prend garde, une campagne locale au cours de laquelle les électeurs vont découvrir les hommes et les projets en même temps, sans avoir ni le temps ni la possibilité d’évaluer de manière suffisamment précise la pertinence des propos et leur crédibilité. Il y aura donc une prime au populisme soit en direction d’un très grand conservatisme soit en direction d’un discours de rupture radicale. En un mot, le désert politique que nous avons connu favorise aujourd’hui une montée des extrêmes. Il sera donc très difficile d’y voir clair dans les objectifs des uns et des autres et cette absence de clarté constituera une incitation au populisme.
Quel mode de scrutin vous semble le plus pertinent ?
Pour ma part, je serais favorable à ce que le mode électoral retenu soit à même de conduire à un débat national et non pas uniquement à une collection de débats locaux. Le débat national permet de mieux identifier les enjeux et de mieux comprendre la nature des réponses proposées. Il laisse également le temps à la confrontation et également, lorsqu’il est bien préparé, à l’analyse. Il est donc moins manipulable. Les débats locaux doivent également se tenir mais ils ne sauraient, à eux seuls, être les garants d’une démocratie sincère, sincère en ce qu’elle reflète la volonté profonde des citoyens en limitant les possibilités de manipulation démagogiques.
Comment instaurer un tel débat national que vous semblez appeler de vos vœux ?
Il nous faut donc mettre en place un système qui permette un débat à deux niveaux : un débat national autour du socle de valeurs auxquelles nous voulons adhérer pour les années à venir et un niveau local pour prendre en compte les spécificités régionales. Les régions sont appelées à jouer, j’en ai la ferme conviction, un rôle déterminant dans les années à venir. Il ne faut cependant pas se tromper d’instance. L’élection envisagée est avant tout celle d’une Constituante et non d’un Parlement. Il s’agit avant tout de construire un système national et non pas de défendre et de promouvoir des intérêts locaux ou régionaux. Bien sûr le système national à construire devra respecter les régions et probablement leur donner une place plus grande et il faudra que ces valeurs soient portées par ceux qui sont les plus concernés par ces questions, mais l’enjeu n’en demeure pas moins un enjeu de règles du jeu nationales à mettre en place. C’est pour cela que le débat national me semble essentiel. Pour l’instaurer, je vois essentiellement deux solutions.
Une première option consisterait à élire tout ou partie des membres de la Constituante sur la base de listes nationales. C’est-à-dire faire en sorte qu’une grande partie des sièges soit attribuée dans le cadre d’un système électoral à une seule circonscription, la Tunisie tout entière.
Dans tous les cas, et à même de limiter les listes à un nombre raisonnable, il faudrait imposer que pour présenter une liste il faut être en mesure d’obtenir un nombre minimal de signatures de soutien de personnes disposant du droit de vote. Les très nombreux partis reconnus ou en cours de création ont, a priori, tous vocation à participer à la vie politique de notre pays pour les décennies à venir. En revanche, exister et affirmer sa spécificité dans le long terme n’empêche pas de penser en termes de plate-formes et d’alliances en vue des élections imminentes. Ce point est crucial car il est lié à celui du financement équitable de la campagne électorale. Toutes les listes devraient recevoir un soutien équitable de l’Etat mais il faut pour cela que ces listes soient suffisamment représentatives et en nombre raisonnable. Le soutien de la liste par un nombre minimal d’électeurs peut alors constituer une réponse adéquate à cette problématique.
Afin d’éviter l’éparpillement des sièges au sein de la Constituante, il faudra également et très probablement mettre des seuils en dessous desquels une liste ne peut se voir attribuer de siège. Un seuil de 3 à 5% me semble raisonnable.
Une autre solution qui peut sembler plus étrange mais qui n’en mérite pas moins d’être énoncée, consiste à faire précéder l’élection de la Constituante par une élection présidentielle, disons quinze jours avant. Rien dans ce qui a été dit jusqu’à présent n’interdit une telle option. Indépendamment de la question des pouvoirs qui seraient attribués à ce président, l’élection présidentielle focalise l’attention sur un nombre limité de candidats et permet la comparaison des programmes et l’analyse de la crédibilité des discours. Une élection de type présidentiel favorise ainsi le consensus dans de larges sous-groupes de la population. Le simple fait que les débats pour une telle élection aient lieu à une échelle nationale permet de faire émerger les points clés et de polariser les débats autour des vraies questions de société. Le débat est national et le populisme peut être alors plus facilement démasqué.
Quels sont les risques liés à un éparpillement des sièges ?
Lorsque les partis représentés sont trop nombreux, ils n’ont alors d’autre objectif que de conserver chacun un bout de pouvoir dans l’après-Constituante. Lorsque l’on demande à un groupe de définir les règles du jeu de ce qui va lui succéder, il est naturel qu’il tente de maintenir les règles qui l’ont amené au pouvoir. L’issue logique des débats est alors un régime parlementaire et un mode électoral favorisant à son tour cet éparpillement. C’est-à-dire un système politique dans lequel les majorités de gouvernement sont très instables, les coalitions mouvantes, le poids des extrêmes renforcé même si elles sont minoritaires car elles auront alors la possibilité de menacer la coalition majoritaire de leur défection. Nous rentrerions alors dans une période de turbulences et d’instabilité pour plusieurs années, voire des décennies.
Vous semblez vous méfier du régime parlementaire, pourtant de nombreux pays l’ont adopté et s’en portent très bien…
Le régime parlementaire est particulièrement bien adapté dans un pays où 2 à 3 partis rassemblent à eux seuls une large partie de la population. Des alternances peuvent alors se mettre en place avec des périodes de stabilité suffisamment longues pour pouvoir conduire une politique cohérente. Car il ne faut pas oublier que la démocratie, ce n’est pas tout soumettre au vote. La démocratie n’est pas qu’une question de représentativité des élus, elle est aussi une question de gouvernance. Elle doit conduire à un système capable de mener une politique cohérente. Si chaque décision devait être soumise au référendum (à supposer que cela soit possible), ce serait le meilleur moyen d’avoir une politique sans cohérence aucune. Que chacun d’entre nous essaye dans son petit cercle familial, amical ou professionnel de soumettre toute décision au vote et il verra que la majorité étant par essence fluctuante en fonction des questions à traiter, le résultat de ce mode de gouvernance sera catastrophique. La démocratie, c’est avant tout organiser l’alternance et une stabilité politique suffisante de manière à garantir la cohérence sur des périodes raisonnables. Bien sûr la démocratie, ce sont aussi les contre-pouvoirs, les libertés… questions toutes d’une importance éminente, mais je me suis limité ici aux questions liées au régime politique et aux modes électoraux.
Oui mais le régime présidentiel ne comporte-t-il pas, de manière intrinsèque, le risque de la dictature?
N’oublions pas que le régime parlementaire a permis notamment l’émergence d’Hitler et de bien d’autres dictateurs; le régime présidentiel a permis l’émergence de Ben Ali. Ce n’est pas le régime qui fait la dictature mais l’absence de contre-pouvoirs et la question des contre-pouvoirs me semble bien plus importante que celle de la nature du régime. Bien sûr, nous ne voulons plus d’un régime comme celui que nous avons connu mais l’alternative n’est pas entre Ben Ali, d’une part, et un régime parlementaire, d’autre part. Des régimes de type semi-présidentiel avec des procédures d’impeachment à l’américaine et de vrais contre-pouvoirs pourraient constituer, dans le contexte tunisien, un compromis idéal.
Quels vont être les pouvoirs de la Constituante ?
La Constituante aura très probablement deux fonctions. Elle devra tout d’abord, bien sûr, proposer une Constitution qui devra ensuite, si l’on veut respecter jusqu’au bout la volonté populaire, être soumise à référendum. Il s’agira là d’ailleurs d’une différence de taille avec la précédente Constituante que notre pays a connue.
Elle devra également jouer le rôle d’une Assemblée législative pendant toute la période où elle aura à siéger. Rien n’a été dit jusqu’à présent sur le régime de gouvernement tout au long de cette période. Est-ce à la Constituante elle-même de le définir ? Elle dispose déjà du pouvoir de définir le régime qui lui succédera et celui de légiférer tout au long de sa propre existence. Faut-il lui laisser également le pouvoir de définir son propre rôle et les limites de son propre pouvoir ? N’est-ce pas là un privilège exorbitant ? Ne faudrait-il pas demander à lInstance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique de définir le cadre et les limites du mandat de cette Constituante. Tout d’abord le limiter dans le temps car il n’est pas dans l’intérêt du pays que l’élaboration de la future Constitution s’étale sur une trop longue période. Il faut bien sûr laisser le temps à la réflexion, à la négociation et à l’émergence du consensus le plus large possible, mais il faut éviter l’instabilité politique et économique inhérente à toute période de transition. De ce point de vue, 6 mois semblent être un grand maximum.
Quel autre rôle devrait jouer selon vous cette Instance supérieure ?
Lors de la précédente Constituante, en 1956, la Tunisie disposait déjà d’un président (même s’il ne l’était pas en titre, Bourguiba en avait et la stature et l’indiscutable légitimité) et tous les sièges de la Constituante étaient détenus par le Néo-Destour. Il a fallu cependant 3 ans à cette Constituante pour produire un texte ! Si l’on souhaite éviter que les débats ne s’enlisent, il faut être en mesure de les polariser autour de quelques options. Quelles sont nos valeurs nationales, quel est le socle constitutionnel, quels sont nos acquis que notre nouvelle Constitution se doit de préserver ? D’autre part, quels sont les grands choix à opérer? Voulons-nous un régime parlementaire, présidentiel, semi-présidentiel ? Quels contre-pouvoirs ? Puisqu’Ennahdha prône le modèle turc, faut-il inscrire la laïcité dans la Constitution pour qu’Ennahdha puisse être, comme elle semble le souhaiter, l’AKP tunisien ?
Il me semble que l’Instance supérieure devrait préparer les débats de la Constituante pour faciliter son travail et rendre le délai de 6 mois réaliste. Elle devrait identifier les points de clivage clés dans l’élaboration d’une Constitution. Quelles sont les valeurs de notre République ? Quel régime ? Quels pouvoirs du Président ? Ces points devraient être livrés très rapidement au débat public pour que chaque parti puisse se positionner très vite sur ces questions. Que l’on puisse, en quelque sorte, déterminer l’ADN de chaque parti et demain de chaque liste et que les partis, à leur tour, puissent décider de former une plate-forme commune avec ceux qui partagent leur ADN.