Pauvreté, chômage, exode rural… la ville sanctuaire n’en finit pas de s’enfoncer dans un déclin programmé. À moins qu’une volonté politique ne vienne l’en extirper.
“Zoumi, Mokrisset” ! Le courtier s’égosille à s’en rompre les cordes vocales, dans le but d’attirer les voyageurs, scandant à tue-tête des termes barbares désignant des petits villages de campagne situés aux alentours de la ville d’Ouezzane. Les taxis d’un autre âge attendent, les portières béantes, d’hypothétiques clients. Un autocar poussiéreux a déjà ratissé la gare routière, ne laissant derrière lui que quelques
retardataires. En fait, la plupart des passagers sont des campagnards, venus faire des emplettes en prévision de l’Aïd El Kébir, emballées dans d’énormes ballots encombrant le toit du véhicule. “Les Jbalas ont fait de bonnes affaires. La plupart ont vendu leurs moutons à un bon prix : c’est ce qui explique qu’ils repartent chez eux les mains pleines”, lance avec un sourire cet agent de police, qui s’empresse d’ajouter que “d’habitude, la gare routière est beaucoup plus calme”.
Et pour cause. Pour quitter Ouezzane, il faut se lever tôt, la ville s’endormant à la tombée de la nuit. Pour le touriste, l’enchantement est total. Mais pour le résident, le poids de la vacuité se fait durement ressentir. Ici le temps a bien suspendu son vol, mais pas toujours au bénéfice de la ville. “Regardez autour de vous, les seuls jeunes que vous verrez dans les rues, ce sont, pour la plupart, des cireurs de chaussures ou des SDF. Il n’y a aucune espèce d’activité qui puisse les intéresser. Quant à trouver du travail, les diplômés peuvent toujours rêver !” s’indigne Ba Larbi, un marchand d’épices, herboriste et “médecin” à l’occasion.
La route du kif
Pour ce qui est de l’activité économique, sur les quelque 60 000 habitants d’Ouezzane, tout ce que la ville compte comme investisseurs potentiels a quitté la région pour des cieux plus cléments. Les grosses fortunes ouezzanies se sont en effet depuis longtemps installées à Casablanca, Rabat ou Tanger. Ne sont restés que des petits artisans, opérant dans des conditions moyenâgeuses, et un lumpenprolétariat composé d’anciens paysans, chassés des campagnes par les sécheresses successives des années 1980. Des quartiers entiers, comme Bouswalef ou Jnane Khalifa, sont ainsi nés de la déferlante de l’exode rural. Des foyers de pauvreté où la précarité des conditions de vie est exacerbée par l’absence de perspectives économiques. Même la culture du tabac brun, jadis fierté et poumon économique d’Ouezzane, est en fort déclin, sous la pression de la tendance internationale favorisant la consommation des cigarettes blondes. À tel point que la Régie des Tabacs – Groupe Altadis et le ministère de l’Agriculture ont lancé un plan de reconversion pour les 3000 tabaculteurs de la région. Un plan qui prévoit la transformation des 1800 hectares de champs en oliveraies, dont le rendement sera forcément différé de quelques anées.
Mais pour les jeunes Ouezzanis, il n’y a pas beaucoup d’alternatives. Les diplômés sont logés à la même enseigne que leurs compatriotes des autres villes. Quant aux autres, ceux qui n’ont pas eu la chance de fréquenter les bancs de la fac, le choix se limite à prendre le chemin d’un hrig hypothétique ou à gagner les proches montagnes et leurs plantations de kif, pour se faire un peu d’argent.
Si la route du haschich a depuis longtemps traversé Ouezzane, c’est beaucoup plus comme passage obligé où, comme toutes les villes de transit, le trafic ne laisse que des miettes, le gros des bénéfices se déversant ailleurs. “Chaque année, au moment de la récolte du kif, je me rends à Chaouen. Je gagne alors un salaire journalier de 300 à 400 DH, ça me permet de me payer des vêtements et de tenir quelques mois”, raconte Hicham, qui a arrêté ses études au primaire. Le jeune homme peste contre l’incurie des élus, montrant les murs délabrés de la vieille médina. “Est-ce que c’est tout ce qu’on mérite ?”
Malgré les vœux pieux et les déclarations d’intention, la vieille ville est en délabrement constant et les murs, rongés par l’humidité, menacent ruine. Un parfait symbole du malaise général qui touche pratiquement tous les pans socio-économiques d’Ouezzane : transports, emploi, éducation, santé, etc. Par manque de ressources financières ? Certainement. Mais pas seulement.
En attendant Mohammed VI
Car, ne l’oublions pas, Ouezzane n’a pas toujours été en odeur de sainteté à Rabat. Le dernier roi à y avoir mis les pieds reste Mohammed V (il n’hésitait pourtant pas à faire le voyage pour se recueillir sur le tombeau de Sidi Abdallah Ben Chrif). Et c’était en 1960. Depuis, plus rien. Hassan II, qui semblait se méfier des chorfas de Dar Dmana, la Zaouia ouezzania, n’a jamais daigné s’y déplacer, scellant ainsi un “divorce” non déclaré entre la monarchie alaouite et la ville. Auteur d’une thèse sur les relations entre la zaouia et le pouvoir central (“Puissance religieuse et autorité politique : la confrérie d’Ouezzane des origines jusqu’à 1847”), Fatiha Guemssi Bouazzaoui explique que la confrérie d’Ouezzane a été, pendant longtemps, une alliée du pouvoir avant de développer ses propres ambitions et, par conséquent, déplaire fortement au Makhzen. “Ce statut, la confrérie l’a assumé, d’abord à l’intérieur du sultanat chérifien, en jouant le rôle de médiatrice et de propagatrice du pouvoir en place. Elle l’a assumé, ensuite, dans les jeux politiques supra-sultaniens, en défendant la bourgeoisie marocaine”.
Sous le règne de Hassan II, le ballottage administratif de la ville entre les provinces de Kénitra et de Chaouen, avant d’atterrir dans la juridiction de Sidi Kacem (près de 200 km séparent pourtant les deux villes !), a souvent été perçu comme une volonté délibérée du pouvoir d’isoler la ville et de lui imposer une marginalisation de facto.
Les conséquences de cette décision, prise à l’époque par le général Ahmed Dlimi en personne, se prolongent jusqu’à aujourd’hui : la ville est exclue du programme de développement des provinces du Nord, qui fait partie des prérogatives de l’Agence pour le développement du Nord. La raison invoquée relève, pratiquement, de l’absurde : la ville dépend d’une province qui n’est pas située dans la région du Nord, mais dans le Gharb !
Il a fallu attendre que Mohamed VI rompe la malédiction alaouite, en se rendant à deux reprises dans la ville sanctuaire. Au cours de sa dernière visite, fin septembre 2006, le monarque a apporté dans ses valises un gros chèque : 308 millions de dirhams. Un pactole destiné à la réhabilitation urbaine de la ville, à la sauvegarde de l’ancienne médina et à la mise à niveau des infrastructures de base, du réseau d’assainissement aux routes, en passant par les écoles et les hôpitaux.
Sera-ce suffisant pour ressusciter Ouezzane ? Rendez-vous dans quelques années. Le temps que la ville, comme il se murmure déjà, gagne le statut de province, et que des initiatives privées, exemple de celle de la fondation Sidi Mchiche Alami, aient eu le temps de porter leurs fruits.
TelQuel--- ..
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