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L e silence des complices (Par Adnen Mansar)
par Adnen Mansar, vendredi 17 septembre 2010, à 20:40
L e silence des complices (Par Adnen Mansar)
Dédicace à tous les complices
Ils partent nos universitaires, ils partent. Désillusionnés, déconnectés, aigris, marginalisés. Les motifs sont si divers qu’il serait insensé de les évoquer tous. Mais ils partent pour laisser un vide que seule une minorité soupçonne. Toutes spécialités confondues, ils se ruent vers les ambassades étrangères pour des entretiens d’embauche devant des commissions venues spécialement pour les recruter. Jeunes et moins jeunes, à la veille du départ à la retraite pour certains, ils fuient un navire qui, petit à petit, chavire et se noie. La Tunisie perd maintenant sa richesse première, ou continue à la perdre. Le rythme de cette perte s’accélère et l’université entame bientôt une période qu’elle n’a jamais connue. C’est que ceux qui partent sont les purs produits de cette université nationale, le fruit des plus douloureux sacrifices d’un peuple qui a cru aux vertus du savoir, et d’un Etat qui, quoi qu’en disent certains, a misé sur elle pour réussir la modernisation.
Le malaise de l’universitaire va grandissant depuis quelques années. Depuis la grève administrative qui a connu la plus grande mobilisation du corps enseignant et l’échec par lequel elle s’est conclue, depuis que notre regretté ministre, juriste de son état, traita les universitaires comme certains traitent les mendiants, la situation n’a cessé d’empirer. Depuis que les soutenances de thèses se sont transformées en scènes de batailles et que les candidats se croient plus compétents que leurs professeurs, depuis que certains professeurs ont laissé l’enseignement et la recherche pour se consacrer aux voyages et au copinage, la science n’a cessé de reculer dans son bastion le plus vénéré jadis.
Il n’est pas aisé de dénombrer toutes les causes du malaise de l’université et des universitaires, certaines sont liées au statut de l’enseignement, d’autres à l’évolution d’une société en butte à des problèmes qu’il va falloir poser sous forme de questions avant de leur chercher des réponses.
Le malaise est là, il faut l’affronter. Il se traduit, sur le plan matériel, par le surendettement, la fragilisation des conditions de vie, et par les conditions de travail qui empêchent aujourd’hui l’universitaire à jouer pleinement son rôle scientifique et pédagogique. Il fut un temps où l’enseignant-chercheur pouvait s’offrir les livres qu’il voulait, mais celui-ci n’ose plus de nos jours se rendre dans les librairies parce que les livres lui sont devenues littéralement inaccessibles et son budget est presque entièrement consacré à subvenir à ses besoins les plus pressants. Nombre d’universitaires sont de fidèles clients de la friperie, et peinent même à affronter les dépenses qu’exige la scolarisation de leurs enfants. Il est alors on ne peut plus logique que de vrais combats éclatent au sein des départements, au début de chaque année, pour les heures supplémentaires. Il en va de leur survie.
Seule une infime partie du corps s’adonne encore à la recherche, la plupart des enseignants ont délaissé cette activité pour fouetter leurs chats les plus méchants. Croulant sous le poids de deux systèmes, l’un plus ingrat que l’autre, la système semestriel et le système LMD, ils passent leur temps à surveiller les examens et à corriger les copies. Ceux qui peuvent allier la recherche et l’enseignement à la surveillance et aux corrections, sont même perçus comme des surhumains, et la réussite suscite, dans ces conditions, tous les sentiments négatifs.
Mais les universitaires doivent aussi procéder à leur autocritique. Car tout n’est pas lié à la fragilisation de leurs conditions de vie et de travail, mais également à la conception qu’ils se font de leur propre rôle pédagogique et scientifique, voire social et intellectuel. Les universitaires parlent peu de leurs problèmes, ne les exposent que dans ces réunions syndicales où leur nombre se réduit comme une peau de chagrin, et où la motivation est en très grande perte de vitesse. Le syndicat, voici une autre plaie de notre vie universitaire !
Pendant tout ce temps, les universitaires partent, pour certains définitivement. Des spécialités entières sont menacées. Parmi ceux qui partent, certains sont les plus actifs dans la recherche et la publication des travaux scientifiques. La désertification menace notre université. Et nous pendant ce temps ? Nous sommes tous complices parce qu’on se tait. Les enseignants-chercheurs parce qu’ils ne voient dans le départ de leurs collègues que le coté matériel. Les responsables de notre université qui préfèrent signer les mises en disponibilité au lieu de s’interroger sur le pourquoi de cette hémorragie et de poser toutes les autres questions qui dérangent. Le syndicat qui baigne dans l’autosatisfaction et pour qui une petite entrevue avec les responsables plonge dans la plus grande joie. Ne s’agit-il pas des conditions matérielles et morales des enseignants ? N’est-ce pas à lui de poser les vraies questions et de déclencher un débat national autour de ce problème ?
Ceux qui partent sont les complices les moins coupables car ils ont le mérite de sonner l’alarme. Peut-être faut-il même les en remercier en guise d’adieu. Car en partant ils nous aident à regarder en face nos problèmes, et à mettre toutes les autruches devant leurs responsabilités. Rien ne servirait alors de les blâmer, ce serait jouer le rôle le plus facile et le moins engagé. Aurons-nous le courage de saisir le sens de leur départ et d’affronter ainsi notre malaise ? Ou choisirons nous, nous aussi, le silence des complices ?
Adnen Mansar, Sousse le 17 septembre 2010.
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